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la voie de l'homme
24 avril 2010

Un crime au paradis

2001, été

"Le Paradis", c'est le nom que Mme R. avait donné à sa ferme et aux terres qui l'entouraient. Accolée aux anciens bâtiments en pierre sèche une maison des années 70, parpaings et formica, belle comme un furoncle au milieu des vergers en terrasse et des éboulis calcaires, la rivière en contrebas, le tout niché dans une cuvette ensoleillée dans les gorges de l'Enfer. On accédait à l'endroit par quelques kilomètres de piste. La soixantaine bien frappée, handicapée par une jambe raide, Mm R. consacrait à ses chevaux toute sa bonne volonté. Mais la bonne volonté seule, suffit rarement. Une pouliche selle-français de cinq ans en particulier, lui causait de grands soucis. La pouliche avait grandi dans les collines seule avec sa mère qu'elle avait têtée jusqu'à quatre ans passés, des erreurs de la part des bipèdes lui avaient ôté à leur encontre tout respect, elle mordait, frappait et n'avait jamais pu être licolée. Quelques-uns, plus ou moins compétents avaient essayé et s'y étaient cassé les dents. Ce genre de cas m'intéressait. J'avais emmené un rond de longe démontable, bricolé par mes soins. 20 mètres de diamètre, 30 kilos, 30 minutes pour l'installer, le tout était assez pratique et me permettait d'intervenir en-dehors de toute structure.

Nous voilà donc en marche, la propriétaire, mes enfants et leur douce mère venus en balade pour l'occasion, et l'apprenti-sorcier qui tâche de se faire petit, sachant trop bien qu'à l'homme rien n'est jamais acquis... Le plat dont j'ai besoin pour travailler est plus haut, au pied d'une vieille borie.

Premier contact, l'animal sait déjà bien-sûr, à qui il a affaire. Tout le renseigne: odeur, regard, posture, respiration, texture des pensées, la façon dont vibre l'air... Je suis moins fin j'ai besoin de plus de temps, pour en apprendre beaucoup moins.

Hors-d'oeuvre: j'exige d'abord son attention, lui impose ma présence dont elle ne veut pas, elle est tendue et agressive. Je cherche et j'obtiens le "join-up" décrit par Monty Roberts, à cette époque je ne perçois pas encore bien toutes les limites de cette approche. Je la pousse sur le cercle, lui permets de me rejoindre au centre lorsqu'elle manifeste les signes adéquats, la touche, la pousse encore à main droite à main gauche, avec la chambrière au début ensuite le bras suffit, puis la seule position du torse qu'accompagne le regard aux 2/3 de la croupe. En une heure elle est licolée, soulagée elle ne bouge pas, reste le plus délicat...

Plat de résistance: quelques pas de danse. Il faut qu'elle s'en remette à moi, pas de compromis. Menée au licol, à chaque fois qu'elle pense pouvoir ruser je la destabilise, dans ses appuis comme dans ses présomptions, je change les régles de jeu dès qu'elle pense avoir compris. Elle cède, caresse, une porte est ouverte. Encore une heure et elle calque mes déplacements, marche trot arrêt, sans longe ni licol.

Le dessert, dernière touche à la désensibilisation des membres, de la tête, du ventre... conseils simples à Mme R. qui tient la pouliche. Tout ira à peu près bien par la suite.

Ravie elle s'exclame: "vous êtes un magicien, monsieur!"

Non. Je suis un abruti. Je sais sur quels leviers j'ai joué, et ça ne me plaît pas. J'en ai une vague nausée derrière les sinus. Le manque de temps bien-sûr, je suis bien conscient d'avoir pris des raccourcis, mais il n'y a pas que ça: j'ai exploité sa peur, parce que c'était le plus tentant le plus facile. Prédateur et proie, dominance et soumission, pression et confort, ça ne va pas... Même si tout n'est pas à jeter, celà ne mène à rien de neuf, il me faut trouver d'autres voies...

A d'autres moments je pourrais vérifier encore et encore, que décidément, ce n'est pas dans la forme du geste que réside la violence. A l'occasion même, la confrontation physique la plus intense pourra être empreinte d'infiniment plus de douceur, que ces fils grossiers tirés dans l'invisible, ce jour-là.

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